CHAPITRE VI
Une fois de plus, ses fils étaient alignés devant lui comme à la parade. Tels de bons petits soldats, pensa Niall.
Il les regarda, cherchant une trace de regret sur leurs visages. Mais ils étaient entraînés, et n'affichaient que le masque impassible des guerriers cheysulis.
— Au dernier rapport, le nombre des morts s'élevait à vingt-huit. Cela pourrait être plus, les sauveteurs continuent à chercher dans les décombres. Le pâté de maisons entier a brûlé.
Le choc et l'horreur se peignirent sur leurs visages. Ils comprirent soudain quelle responsabilité était la leur.
— Le temps des explications est passé, reprit Niall. Je ne veux entendre aucun commentaire ni aucune excuse. Rien ne peut remplacer les vies perdues et les propriétés détruites. J'exige seulement que vous m'écoutiez.
Aucun d'eux ne pipa mot. Niall regarda un instant son fils aîné. Brennan était pétrifié, essayant de composer avec les responsabilités qu'il assumerait, même si la faute ne lui incombait qu'en partie.
Corin était choqué, pâle. Les muscles de ses bras étaient tendus. Niall savait qu'il serrait les poings dans son dos. Il l'avait déjà vu faire.
Enfin, il regarda Hart, dont le goût pour le jeu avait jusqu'à présent provoqué peu de dégâts, à part le priver de ses revenus de prince de Solinde. Désormais, il avait des morts d'hommes sur la conscience.
Niall se leva, se sentant vieux et raide. Il se dressa de toute sa hauteur sur l'estrade de marbre, devant le trône du Lion.
Il regarda Hart dans les yeux.
— Il est temps que je cesse de m'aveugler, et de reconstruire les tavernes de Mujhara avec l'argent du trésor homanan, et le mien. Il est plus que temps que je t'oblige à devenir l'homme que ton tahlmorra exige.
— Oui, jehan, dit seulement Hart.
— Bien. Puisque tu es si arrangeant, je suppose que tu ne verras pas d'inconvénient à partir pour Solinde au matin.
— Solinde...
— Oui. Tu y resteras un an. J'espère que tu y apprendras les devoirs d'un prince. Tes revenus seront gérés par le régent qui gouverne en mon nom. Il aura l'ordre strict de ne pas encourager tes habitudes de joueur, sous quelque forme que ce soit. Si tu joues et que tu perds, tu seras responsable de tes dettes. Personnellement. Est-ce clair ?
— Exilé, dit Hart amèrement. Comme ma mère avant moi...
— Les circonstances ne sont pas les mêmes. Quoique je me demande s'il n'y a pas plus de Gisella que de moi dans ton caractère. Mais n'en parlons plus. Tu partiras au matin.
— Jehan, je vous en prie, dit Brennan, réfléchissez.
— Tu n'ouvriras pas la bouche avant que je te donne la permission de parler, dit Niall calmement.
Il se tourna vers Corin.
Qui n'avait jamais su quand il était prudent de ne pas défier son père.
— Je suis exilé aussi, n'est-ce pas ? A Atvia, pour un an ?
— Oui, confirma Niall. Tu as besoin d'apprendre à assumer tes responsabilités, et à améliorer tes manières.
Si tu penses à refuser, réfléchis aux morts que tu as provoquées, il y a seulement deux nuits.
— Ce n'était pas entièrement ma faute, dit Corin. Ces coupe-jarrets n'auraient pas hésité à nous tuer pour s'approprier notre or-lir.
— Tu partiras au matin. Avant d'aller à Atvia, pourtant, il y a une tâche que je voudrais que tu accomplisses. Je pense que cela te satisfera, car cette mission concerne le prince d'Homana.
— Brennan ?
— Croyais-tu que je ne le punirais pas parce qu'il est l'héritier ? Brennan est responsable au même titre que toi et Hart. Il recevra un châtiment équivalent.
— Je ne pense pas, dit Corin. Vous ne pouvez l'envoyer nulle part. Il gouvernera Homana, un jour. Vous n'exilerez pas l'homme qui montera sur le trône.
— C'est vrai. Mais je peux m'assurer qu'il commence à accepter ses responsabilités. Corin, sur le chemin d'Atvia, tu t'arrêteras à Erinn et tu donneras à Liam le message suivant : « Il est temps que nos deux pays soient unis par le mariage prévu de longue date. La fille de Liam a vingt-deux ans. C'est le devoir du prince d'Homana que de fournir des héritiers au trône du Lion. »
Le visage de Brennan se colora.
— N'utilisez pas nos fiançailles comme un châtiment, jehan ! Cela ne vous fait pas honneur, mon seigneur Mujhar, ni à Aileen !
— Tu as six mois au moins pour mettre tes affaires en ordre et apprendre à être un prince. Jusqu'à l'arrivée d'Aileen, tu me seconderas durant toutes les séances du Conseil et toutes les négociations commerciales, ainsi que lors des audiences que je donne aux citoyens homanans. Je pense que tu seras trop occupé pour te poser des questions sur l'honneur.
— Après plus de vingt ans, vous nous séparez ainsi, dit Hart. Je n'arrive pas à y croire !
— Ensemble, vous n'avez rien accompli de mieux que boire, jouer et vous battre. Séparés, vous apprendrez peut-être à vous comporter en hommes et en Cheysulis. ( Il se leva brusquement. ) Je ne doute pas que vous ayez des choses à vous dire hors de ma présence. Je vais donc vous en débarrasser.
Les fils de Niall le regardèrent sortir de la salle d'apparat. Quand les portes se refermèrent, le silence cessa d'un seul coup.
— Vous avez entendu ça ? s'écria Corin, rouge de colère. Il ne nous a laissé aucune chance de nous défendre ! Il a décidé ce que nous devons faire de nos vies, comme s'il en était le maître !
— Il l'est, dit Hart. Il est le Mujhar d'Homana, et notre jehan.
— Oui ! En tant que Mujhar, il aurait dû écouter nos explications ! Comme si nous avions fait exprès de déclencher cet incendie !
— Dieux, murmura Hart. Solinde...
— Et Atvia ! Qu'ai-je à faire d'un rocher perdu au milieu de l'océan Idrien ?
— Vingt-huit morts, dit Brennan doucement. Vingt-huit !
— On croirait qu'il se considère comme un dieu, à voir la façon dont il se dresse devant nous et décrète comment nous passerons les douze prochains mois. Je pense que...
— Je me fiche de ce que tu penses ! cria Brennan en attrapant son frère par son pourpoint. Que m'importe que tu te sentes lésé par le fait de devoir accepter ton titre, pas seulement pour ta rente mensuelle ? Vingt-huit morts, Corin ! A cause de nous !
Corin recula, essayant d'échapper à la poigne de Brennan.
— Rujho...
— Non, dit Brennan. Je suis d'accord avec notre jehan. Pas d'explications. Nous sommes allés boire en dépit de l'interdiction expresse du Mujhar. Vingt-huit morts à cause de nous, Corin. Comment peux-tu pester contre notre jehan avec ce poids sur ta conscience ?
— Laisse-le tranquille, Brennan, dit Hart. Nous avons mieux à faire pour notre dernière journée ensemble qu'essayer de mettre davantage de responsabilités sur les épaules de notre plus jeune frère.
— J'essaie de lui faire comprendre de quelle tragédie il est en partie responsable. Sinon, il se tournera vers des occupations plus importantes... Comme décider quelle suivante de Deirdre il séduira la prochaine fois !
— Je mesure ma responsabilité, Brennan, mieux que tu ne peux le croire ! De plus, j'ai une autre raison de ne pas vouloir aller à Atvia. Mais je doute que tu en tiennes compte.
— Laquelle ?
— J'ai peur.
— Peur ? De quoi ?
— Tu oublies que notre jehana y est ! Gisella la folle, qui avait juré de donner ses enfants à Strahan l'Ihlini. Oui, j'ai peur de la rencontrer. J'ai peur de devoir respirer le même air que cette sorcière mi-atvienne mi-cheysulie, qui voulait faire de nous les marionnettes de Strahan !
— Cela suffit, Corin, dit doucement Brennan. Peut-être t'ai-je jugé trop vite. ( Il soupira et se frotta le front. ) Dieux, protégez-nous de nos langues de vipère...
— Protégez-nous des Ihlinis, dit Corin en fermant les yeux. Rujho, je ne veux pas y aller...
— Je ne le voudrais pas non plus, même pour un coffre plein d'or.
— Pour ce prix-là, j'irais volontiers, dit Hart.
Il se reprit aussitôt.
— Non, pardonnez-moi mes paroles. C'est moi qui nous ai mis dans cette mauvaise posture. J'en assume la responsabilité.
— Il n'est pas dans ta nature d'accepter la culpabilité, rujho, dit Brennan, même si tu comprends que tu es responsable.
— Ma foi, dit Corin, malgré mes protestations, je pense que les châtiments que nous avons reçus sont justes. Ta punition est la moins méchante, Brennan. Tu dois seulement attendre ta cheysula. Mais ce n'était pas ton idée d'aller dans le Midden, et tu as fait ton possible pour nous éviter des ennuis. Si Aileen ressemble à Deirdre, qui est sa harana, tu ne devrais pas trouver ce mariage trop difficile.
— Non, dit Brennan, même si j'aurais préféré fixer moi-même la date.
— Il nous a ôté ce choix à tous. Bien, je crois que je vais le défier une dernière fois...
— Corin, non ! dit Brennan.
— Tu as l'intention de refuser de partir ? demanda Hart.
— Non. Mais je partirai ce soir, pas demain matin.
— Si ça t'amuse, dit Brennan froidement.
Corin quitta la salle en courant.
— Hart, dit Brennan, dans un an, nous serons devenus des hommes différents...
— Oui, répondit Hart avec un sourire fatigué. Mais nous serons toujours des Cheysulis et des rujhollis. C'est ce qui compte, je crois.
Il sortit à son tour.
Brennan se tourna vers le Lion d'Homana, accroupi sur son estrade.
— Toi et moi devrons un jour conclure un accord, dit-il à l'effigie de bois doré. Tu ne me priveras pas de ma liberté, ni de mon désir d'être un homme aussi bien qu'un Mujhar. Et je n'apporterai aucun déshonneur à ta renommée, à celle de ma Maison ou de mon peuple. Et plus jamais, je le jure, à mon jehan.
Le Lion ne répondit rien.
Deirdre était dans son solarium privé, brodant une tapisserie en compagnie de quatre de ses suivantes. Elle leva les yeux, vit l'expression du visage de Niall et renvoya immédiatement les femmes.
Puis elle se leva et le conduisit à un fauteuil.
— Je vais bien, protesta Niall.
— Vraiment ? dit-elle gentiment. Je ne le pense pas. Tu as une mine de déterré ! Tu vas rester là jusqu'à ce que j'aie décidé que tu peux te lever !
Il regarda la tapisserie.
— Qu'est-ce donc ?
— Quelque chose que je destine à la salle d'apparat, quand ce sera terminé.
Elle savait qu'il ne s'intéressait pas réellement à la tapisserie ; Niall avait sa façon d'aborder les problèmes. Essayer de le pousser à parler ne servirait à rien.
— Tu vois ? Ce sont des lions homanans. Des bêtes fières et loyales qui défendent le trône contre tous ses ennemis.
— Pourquoi y en a-t-il autant ? Et ça, est-ce le trône du Lion ?
— Oui. Il m'a semblé qu'il fallait quelque chose pour se souvenir des noms des souverains. Shaine, Karyon, Donal. Et maintenant, toi et tes fils...
— Mes fils... Deirdre, comment vais-je faire ? Un an ? Comment survivre tout ce temps sans eux ?
— Tu as envoyé Hart et Corin au loin, n'est-ce pas ?
— Je n'avais pas le choix. Toutes ces vies perdues... Certaines victimes étaient de tout petits enfants, meijha.
Il enleva son bandeau et se pencha en avant, la tête dans les mains.
— Dieux, j'ai mal...
— Ta tête ? demanda-t-elle en lui passant ses doigts dans les cheveux et en lui massant le cuir chevelu.
— Pas seulement... C'est la douleur d'être jehan, quels que soient la race ou le rang.
— Oui, dit-elle. Le chagrin va avec le plaisir.
— Hart et Corin bannis pour un an... Et Brennan va devoir se marier. J'ai dit à Corin de s'arrêter en chemin pour faire venir Aileen. Ils ne m'ont pas laissé le choix. Qu'aurais-je pu faire d'autre ?
— Rien, dit-elle en s'asseyant à ses pieds. Ce n'est pas à moi de te juger, ce sont tes fils, pas les miens. Mais je suis d'accord avec toi.
— Si tu avais vu l'expression de Brennan quand j'ai banni Hart...
— Ils sont si proches... La séparation sera dure pour eux.
— Et pour moi, dit-il d'une voix incertaine. Je sais que je m'en voudrai jour après jour pendant une année. Quand je regarde Brennan et Keely, je lis tant de reproches dans leurs yeux !
— Ton premier devoir est de t'occuper de toi-même, dit Deirdre d'un ton ferme.
— Deirdre... Que ferais-je sans toi ?
Elle sourit et lui embrassa le dos de la main.
— Je ne vais certainement pas te le dire ! Si je le faisais, tu trouverais sans doute des raisons de te débarrasser d'une Erinnienne vieillissante !
Cela lui arracha un sourire.
— Je n'utiliserais pas cet adjectif, moi qui partage ta couche !
Mais elle vit que l'angoisse n'avait pas quitté son cœur, et qu'elle y resterait.